emma arthemis. elle a le sourire des anges.

C'était un après-midi comme tous les autres. Pluvieux, froid, fatigant. J'avais quitté la maison le matin-même et m'étais rendue dans un potager, à plusieurs kilomètres de chez moi, afin de récolter des pommes, qui devaient être plus que mûres au vue de la lourde chaleur et des longs jours de pluie successifs qui s'étaient abattus sur Belfast et ses environs. J'avais quatorze ans, mais on aurait pu m'en donner vingt. Mon corps s'était musclé grâce aux tâches répétitives auxquelles je devais m'adonner, et si une certaine candeur avait un jour habité mon regard, il semblerait que celle-ci se soit effacée. J'étais une femme dans un corps d'enfant, une fille grandie trop vite, consciente du monde qui l'entourait. Mais aujourd'hui n'était pas un jour comme les autres. Aujourd'hui, ma vie allait changer. Et je l'apprendrais vite. Bien trop vite. Il y eut d'abord cette voiture, une calèche sombrement noire, qui se dirigeait, les chevaux au galop, vers la banlieue de Belfast. Là où j'habitais. Et là où habitaient également des milliers d'autres familles. Mais ce jour-là, en voyant cette calèche se précipitait vers un but inconnu, je sus que cela nous concernait. Lâchant mon panier de pomme dans le champ d'herbe folle que je traversais, je me mis à courir, courir à en perdre haleine, comme si ma vie en dépendait. Et pour moi, c'était le cas. Je relevais mes jupons mouillés pour que mes pieds ne s'y prennent pas, mais mes cheveux d'ordinaire tirés en un strist chignon s'étaient libérés et semblaient prendre un malin plaisir à venir me tourmenter, en s'accrochant à mes cils et en me cachant la vue. Un épais nuage blanc sortait de ma bouche et je tombais à plusieurs reprises, crottant mes mains, mes habits, mon visage. Je passais sans même leur jeter un regard devant les vieilles maisons, identiques à la mienne, qui formaient la banlieue de la capitale de notre belle Irlande du Nord. Les gens m'ignoraient, ne s'étonnant pas de mon étrange tenue. Ils avaient bien trop à faire de leurs propres problèmes.
Comme la quasi totalité des habitants de la banlieue, ma famille et moi vivions dans une pauvreté latente. Ma mère élevait mes six frères et soeurs, dont j'étais l'aînée, tandis que mon père et l'aîné de mes frères s'échinaient à nous ramenait de quoi subsister. Ils étaient forgerons. Mais je savais que mon tour viendrait bientôt où moi aussi, je devrais aider ma famille, financièrement. En entrant au service d'une lady de Belfast, ou en mariant. Et aucune de ces propositions de m'enchantaient le moins du monde. Je m'arrêta soudain dans ma course folle. Mes prédictions s'étaient révélées exactes, et c'est avec une boule au coeur que j'ouvris la porte de ma demeure, devant laquelle stationnait la calèche. Dans la pièce principale, se tenaient mes parents ainsi que deux hommes, dont l'un était plus richement paré que l'autre. Ma mère était assise à table, mon plus jeune frère, Louis, dans ses bras, et mon père se trouvait derrière elle, l'une de ses mains posées sur ses fragiles épaules. Le silence se fit lorsqu'ils me virent entrer. Sur le coup, j'eus honte de mon accoutrement, et je m'apprétais à me rendre dans la chambre commune lorsque mon père m'arrêta. James ; non, emma, reste. ça te concerne aussi. L'angoisse me prit au ventre, mais je m'assis, silencieuse, tenant simplement la main de ma mère. Notaire ; je suis maître clearwater, et je suis ici pour vous annoncer une bien triste nouvelle. mr henry mcallister, votre frère aîné, est décédé des suites d'une longue et lente maladie. Je tournais mon visage vers celui de mon père, et y lu une certaine tristesse mais surtout, un profond mépris. Je n'avais jamais vraiment connu mon oncle. Nous l'avions rencontré une fois, il y a quelques années, lorsque mon père lui avait rendu visite à Liverpool. Il m'avait semblé être un homme ignoble, buveur et vantard, tenant des propos que mon père avait considéré comme choquants à mon encontre. Mais il s'agissait de mon oncle, je me devais donc d'être affligée. Notaire ; si nous sommes ici, c'est parce que votre frère a, durant son vivant, contracté de nombreuses dettes, et en tant que seule famille, c'est à vous qu'il revient de les rembourser. Je n'entendis pas le juron étouffé de mon père, ni le cri désespéré de ma mère, qui s'affala sur la table, tant l'absurdité de ce qui venait d'être dit m'avait touché. Mais ces dettes ne nous concernaient en rien ! Et surtout, nous n'avions absolument pas de quoi payer ! Rembourser cette somme d'argent nous conduirais immanquablement vers une lente et cruelle agonie. Mon père devrait vendre sa forge, la maison, hypothéquer nos biens. Nous finirions morts de faim, de froid, sous l'un des ponts que comptait Belfast. Ce n'était pas possible. Ce n'était pas normal.
Le notaire était parti depuis plusieurs heures lorsque, d'un commun accord avec mes parents, je pris ma décision. Entrer au service d'une famille noble de Belfast ne nous rapporterait pas de quoi régler les dettes, c'est pourquoi il fut décidé que je partirais pour Londres. Londres. C'était tellement loin. Bien que déterminée, je pleurais toute la nuit à l'idée de quitter mes parents. Il était fort probable que, si je partais, je ne reviendrais peut-être jamais. Si ce n'est pour me marier. Et cette pensée me fut douce, même si je devinais qu'à cet instant précis, ma vie était changée, à tout jamais. Je n'étais plus une petite fille. J'étais une femme. Et je devais en assumer les conséquences.